Lettre d'un père à son fils

Publié le par Le zôgraphe

Voici une lettre dédiée à tous les pères qui connaissent ou ont connu une rupture avec un enfant.

Ce père, homosexuel, écrit à son fils pour renouer avec lui une relation nouvelle.

Cette lettre restera sans réponse.

 

 

Mas1270-17502-1

 

 

  L.,

 

2005 est à l’aube, je te souhaite à toi et à tes proches une bonne année. Tu devines à quel point il est difficile dans l’ombre de l’oubli de parler au silence. Tu sais, on peut renier son pays, sa famille, son père, ses fils. On peut renier ses rêves, mais on  ne peut renier son passé. Car, alors, c’est une partie de soi qu’on efface. Effacer une partie de soi, c’est marcher avec une jambe en moins dans la vie. C’est parcourir le chemin de la vie à la recherche désespérée, même inconsciente, de ce qu’on a perdu et, qui n’est en réalité, que ce qu’on a renié. C’est quelque chose qu’on repousse sans cesse, dans une lutte silencieuse, mais qui finit toujours par vous étouffer.

 

Tu as perdu ton père non pas le jour où je vous ai quitté, mais le jour où nous avons décidé de s’oublier. Ce jour, cette décision, la tienne, te revient. Tout comme il me revient d’avoir laissé couler le temps, sans rien faire. Je m’en excuse. Je ne t’écris pas pour te donner des leçons, te faire des reproches, et encore moins te donner de conseils. Je suis bien mal placé pour le faire. Ma vie est bâtie sur des injustices, des incompréhensions et des erreurs, certainement trop d’erreurs. Mais sommes-nous toujours à la hauteur des évènements qui nous arrivent ?  Tu es père aujourd’hui, et j’espère ô combien tu comprends que quoi que fassent les parents, quelles qu’aient été leurs actions, qui d’ailleurs ne regardent qu’eux-mêmes, ils aiment toujours leurs enfants. C’est plus fort que tout. Cela dépasse les erreurs, les déceptions, la colère, la haine même ; dernière preuve d’amour. C’est un amour inconditionnel, et qui n’empêchent rien, je le sais, même de blesser.   

Je suis à l’automne de ma vie et, des fleurs cueillies, beaucoup sont aujourd’hui fanées. Je voulais t’écrire que si j’avais vingt ans, je ne me serais sans doute pas marié avec ta mère même si je l’ai aimée, quoi qu’on en pense. Ça je le sais.

L’époque voulait ça. Le mariage était important, beaucoup plus qu’aujourd’hui, il est devenu bien souvent une simple formalité. Ce qui représentait la honte et l’interdit est aujourd’hui banal et sans conséquence pour les autres. J’ai été victime de ça, d’une époque, et de ma lâcheté aussi. Mais à qui la faute ? Contre qui se mettre en colère, la vie ? La société ? Les mentalités ? Contre moi-même ? Et puis se mettre en colère contre quoi ? L’obligation à cette époque d’agir en homme « normal » pour éviter l’opprobre.

Et bien même avec ou sans tous ça, je ne regrette pas, je vous ai toujours aimé.  J’ai assumé, en silence, l’hypocrisie de ma société d’alors, jusqu’à me perdre, jusqu’à mentir, à vous tous et à moi-même. Ce que j’ai fait, il fallait le faire mais ce n’était pas contre vous. C’eût été en mentant toute ma vie que je vous eusse trahie.  Je le sais, c’est difficile. Vous n’y étiez pour rien, y étais-je fondamentalement pour quelque chose ? Enfoncer dans mes mensonges d’une morale qui ne gère guère l’amour sincère et le fil précieux de la vérité d’une vie, j’ai fui dans une course folle de liberté, jusqu’à, le croyais-je, essayer d’oublier le passé. Mais comment est-il possible quand l’amour relie les êtres ? Cette rupture est-elle réparable ? Je ne sais pas, elle emporte avec elle beaucoup de blessures.

 

Aucun droit ne m’autorise à te demander quoi que soit. Mais il fallait que je te parle, car en moi j’avais envie de te dire : je t’aime. J’ai appris, comme tu le sais, que tu as un fils âgé deux ans. Tu ne peux savoir combien j’en suis heureux et triste de n’avoir jamais pu regarder, ne serait-ce que ses yeux, ceux de mon petit-fils , oui, mon petit-fils. On ne possède pas les êtres pas plus qu’on est responsable d’où l’on vient et de qui l’on est. Voilà, je voulais t’écrire cela.

 

 

Ton père,

 

 

"Je m'habituai. On s'habitue facilement. Il y a une jouissance à savoir qu'on est pauvre, qu'on est seul et que personne ne songe à vous. Cela simplifie la vie. Mais c'est aussi une grande tentation. Je revenais tard, chaque nuit, par les faubourgs presque déserts à cette heure, si fatigué que je ne sentais plus la fatigue. Les gens que l'on rencontre dans les rues, pendant le jour, donnent l'impression d'aller vers un but précis, que l'on suppose raisonnable, mais la nuit, ils paraissent marcher dans leurs rêves. Les passants me semblaient, comme moi, avoir l'aspect vague des figures qu'on voit dans les songes, et je n'étais pas sûr que toute la vie ne fût pas un cauchemar inepte, épuisant, interminable. Je n'ai pas à vous dire la fadeur de ces nuits viennoises. J'aperçois quelque fois des couples d'amants étalés sur le seuil des portes, prolongeant tout à l'aise leurs entretiens, ou leurs baisers peut-être ; l'obscurité,  autour d'eux, rendait plus excusable l'illusion réciproque de l'amour ; et j'enviais ce contentement placide, que je ne désirais pas. Mon amie, nous sommes bien étranges. J'éprouvais pour la première fois un plaisr de perversité à différer des autres ; il est difficile de ne pas se croire supérieur, lorsqu'on souffre davantage, et la vue des gens heureux donne la nausée du bonheur".

 

Alexis, Marguerite Yourcenar

Publié dans Écriture

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article