Réflexions sur la question juive

Publié le par Le zôgraphe

 

L'antisémite

 

 

 Nous sommes en mesure, à présent, de le comprendre. C'est un homme qui a peur. Non des juifs, certes : de lui-même, de sa conscience, de sa liberté, de ses instincts, de ses responsabilités, de la solitude, du changement, de la société et du monde ; de tout sauf des juifs. C'est un lâche qui ne veut pas s'avouer sa lâcheté ; un assassin qui refoule et censure sa tendance au meurtre sans pouvoir la réfréner et qui, pourtant, n'ose tuer qu'en effigie ou dans l'anonymat d'une foule ; un mécontentement qui n'ose se révolter de peur de conséquences de sa révolte. En adhérant à l'antisémitisme, il n'adopte pas simplement une opinion, il se choisit comme personne. Il choisit la permanence et l'impénétrabilité de la pierre, l'irresponsabilité totale du guerrier qui obéit à ses chefs, et il n'a pas de chef. Il choisit de ne rien acquérir, de ne rien mériter, mais que tout lui soit donné de naissance - et il n'est pas noble. Il choisit enfin que le Bien soit tout fait, hors de question, hors d'atteinte, il n'ose regarder de peur dêtre amené à le contester et à en chercher un autre. Le juif n'est ici qu'un prétexte : ailleurs on se servira du nègre, ailleurs du jaune. Son existence permet simplement à l'antisémitisme d'étouffer dans l'œuf ses angoisses en se persuadant que sa place a toujours été marquée dans le monde, qu'elle l'attendait et qu'il a, de tradition, le droit de l'occuper. L'antisémitisme, en un mot, c'est la peur devant la condition humaine qui veut être un roc impitoyable, torrent furieux, foudre dévastatrice : tous sauf un homme.

 

Réflexions sur la question juive, Jean-Paul Sartre

 

Publié dans notes de lecture

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