La culture, une ascension - extrait Renaud Camus

Publié le par zôgraphe

 

 

"944. Un prolétaire qui s’efforce de bien parler, et a fortiori de bien écrire, s’éloigne du prolétariat. Voilà tout. Il se trouve que je suis très libéré, d’autre part, de tout préjugé sur la “supériorité morale” du peuple. À quoi tiendrait-elle en effet ? À ses souffrances réelles et supposées, aux humiliations qu’il subit, à la dureté de son existence ? Je n’ai pas la religion de la souffrance. Je ne crois nullement que d’être victime donne raison. Je ne vois dans le peuple ni plus ni moins de générosité qu’ailleurs, ni plus ni moins de bonté, ni plus ni moins de sagesse, mais certainement moins de forme (donc moins d’élévation spirituelle). Tout ce qui se donne forme, intellectuellement ou spirituellement (y compris par la sainteté), quitte le peuple, s’en détache, comme par la sculpture de soi on se détache nécessairement de la masse, des masses. Il est vrai qu’il est le grand réservoir (y compris sans doute le réservoir des formes). Mais un réservoir vaut surtout par ce qui s’en extrait, ou qui peut s’en extraire (grâce à l’imposition de la forme). En un sens essentiel (le seul qui est quelque intérêt, même), il n’y a pas de culture bourgeoise et de culture populaire. Il n’y a que la culture, dont il se trouve qu’elle est (et cela on peut le déplorer, certes) un privilège de classe parmi d’autres. Y accéder, qu’on le veuille ou non, c’est accéder à cette classe. Mais accéder à cette classe, en sens inverse, cela a été, pendant des siècles, accéder à cette culture, à la culture — c’est-à-dire non pas seulement faire fortune, ou s’acquérir du pouvoir, comme la vulgate marxiste en a convaincu tout le monde, mais faire de soi-même un être plus intéressant, et meilleur, et de son temps une matière plus précieuse. La coïncidence de ces deux mouvements, et de ces deux états, embarrasse considérablement les discours (et les raisonnements). Que cette coïncidence soit partielle, il va sans dire : la bourgeoisie a toujours été pleine d’ignares et de malotrus. Il n’empêche qu’elle a aussi produit des êtres (je pense bien sûr à Jean Puyaubert, qui a incarné pour moi la perfection absolue d’une civilisation presque éteinte) qui, à intelligence et valeur morale égales, me semblent constituer  un type humain plus souhaitable, pour les autres mais d’abord pour eux-mêmes, que leur contrepartie populaire. Dès lors que la culture n’est pas conçue comme un hobby envisageable parmi d’autres, au même titre que le rugby ou que la country music, mais comme une philosophie générale de l’existence, un travail de vivre, presque une religion, on ne peut pas ne pas penser que l’intimité avec Héraclite, avec Pétrarque, Monteverdi, Schwitters ou Wittgenstein constitue un mode d’habiter la terre plus désirable que la compagnie des Grosses Têtes et le lecture assidue du Parisien libéré. Il n’y a pas égalité, ici. Il ne pourrait y avoir égalité que par suspension du jugement. Si Philippe Bouvard est l’égal d’Yves Bonnefoy, la morale n’a aucune espèce de sens. Le sens non plus. La vie ne vaut pas d’être vécue. Bla bla bla bla..."

 

 

In Vaisseaux brûlés, Renaud Camus


Publié dans notes de lecture

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